Don Cowan (1), Kevin Hughes (2), Stephen Pointing (3), Gabriela Mataloni (4), Jenny Blamey (5), Weidong Kong (6)
Texte original en anglais – traduction française Annick Wilmotte, Chercheur Qualifié FRS-FNRS, Université de Liège, Belgique
La biodiversité et les valeurs intrisèques de l’Antarctique sont potentiellement menacées par l’introduction d’espèces non indigènes, provenant d’une variété de sources incluant les activités humaines. Alors que des contrôles concernant l’introduction des plantes et invertébrés sont actuellement mis en place, peu d’attention a été accordée jusqu’à présent aux micro-organismes qui constituent la majorité de la biomasse terrestre antarctique, et qui ont de grandes capacités de dispersion. Au vu du déficit d’information et des impacts probables d’un climat en train de se réchauffer, une plus grande priorité de recherche devrait être donnée à cette question, particulièrement dans les zones déglacées où il y a une plus grande gamme d’habitats microbiens ouverts à la colonisation.
Les micro-organismes, incluant les bactéries, les archées, algues, champignons, virus et microeucaryotes, englobent de manière générale la majorité de la biomasse et biodiversité des écosystèmes antarctiques terrestres et d’eau douce, particulièrement dans les habitats climatiquement extrêmes où les organismes supérieurs ne peuvent pas survivre [1].
Les gradients et la chimie des sols, les différents substrats géologiques, la configuration des vents et les précipitations interagissent de manière complexe pour créer une mosaïque de communautés spécialisées au sein du continent [2]. La simplicité relative des écosystèmes terrestres antarctiques leur confère une valeur scientifique importante pour comprendre les systèmes plus complexes trouvés dans d’autres parties du monde. Les techniques de biologie moléculaire ont montré la présence de nombreuses espèces endémiques en Antarctique [voir, par exemple: 3] qui sont une source potentielle de nouveaux gènes, produits géniques et composés dérivés [4]. Ici, nous considérons à la fois l’importance, et les questions pratiques relatives à la pertinence, d’une prévention future des introductions microbiennes ou de la redistribution des micro-organismes à l’intérieur de l’Antarctique.
Les micro-organismes invasifs: l’état des connaissances
Les micro-organismes non indigènes, tout comme les spores et autres propagules, attachés à des particules de poussière et à des aérosols, sont constamment ensemencés dans les systèmes antarctiques continentaux (et marins) [5,6]. Les mouvements des espèces animales, y compris les êtres humains, en Antarctique et dans la zone sub-antarctique peuvent faciliter le transport de micro-organismes depuis les latitudes plus basses [7]. Une revue de la biogéographie des photoautotrophes antarctiques a permis de conclure qu’alors que le changement climatique érodait les barrières physiques s’opposant à la dispersion des plantes en Antarctique, les facteurs temporels, microclimatiques et évolutifs limitaient encore fortement la colonisation invasive par des bactéries photoautotrophes et des algues [8]. Si on exclut les êtres humains, ces mécanismes ont probablement été actifs pendant toute l’existence du continent dans sa configuration polaire, avec des variations dues aux conditions macroclimatiques.
Lors du siècle passé, l’augmentation de la présence humaine sur le continent et dans les océans environnants a augmenté, sans que l’on puisse en estimer la véritable ampleur, le transport de micro-organismes non indigènes vers la région de l’Antarctique. Le rejet d’eaux usées non traitées, avec les micro-organismes non indigènes associés, est une source d’introductions dans les environnements marins autour de certaines stations de recherche antarctiques, tandis que des déchets humains persistent encore dans certains sites côtiers et à l’intérieur des terres [9, 10, 11]. De plus, les études modernes par biologie moléculaire du transport aérien de micro-organismes ont montré la dispersion potentielle d’une gamme de micro-organismes associés aux êtres humains à partir d’une station de recherche antarctique isolée [12], et les activités scientifiques disséminent inévitablement des micro-organismes liés aux humains dans les régions isolées, simplement à cause de la présence d’êtres humains [13].
Il n’y a pas encore de données quantitatives fiables sur les taux, soit naturels soit anthropogéniques, des entrées de micro-organismes sur le continent antarctique ou les régions voisines. Un essai initial de quantification des effets des activités humaines individuelles [13], bien que rudimentaire, a suggéré que les activités humaines sur des sites très impactés (comme des campements dans des zones déglacées) peuvent introduire des quantités de matériel cellulaire non indigène du même ordre de grandeur que la biomasse microbienne indigène normale. Les conséquences d’une telle contamination sont mal comprises, mais peuvent conduire à la persistance de signaux moléculaires associés à des micro-organismes non indigènes.
Mécanismes de transport anthropogéniques: inter- et intra-continental
Les sols peuvent servir de source pour une gamme diversifiée de micro-organismes et l’introduction et le mouvement de sols entre des zones déglacées peuvent se traduire par une translocation de micro-organismes. Selon le Protocole au Traité sur l’Antarctique relatif à la protection de l’environnement (Annexe II, Conservation de la faune et flore), l’importation de sol non stérile doit être évitée dans toute la mesure du possible et des actions doivent être entreprises pour prévenir les introductions de micro-organismes non indigènes. Cependant, des sols non antarctiques peuvent être introduits par inadvertance en association avec des légumes-racines importés pour la consommation humaine et avec le cargo ou l’équipement [14, 15]. Dans le passé, l’introduction de sols non antarctiques pour des expériences de transplantation et des usages horticoles ont provoqué l’établissement d’espèces de plantes et d’invertébrés dans certains sites, et il est probable que des micro-organismes non indigènes ont été introduits en même temps [16].
Des régions biogéographiques antarctiques distinctes ont été identifiées sur la base des espèces macroscopiques et il y a des signes suggérant que les différences géographiques sont similaires ou supérieures en ce qui concerne la biodiversité des micro-organismes [17]. Les niveaux d’échanges microbiens entre sites distincts n’ont pas été quantifiés, mais des zones étendues et continues de sols déglacés, comme les Vallées sèches de McMurdo, peuvent être particulièrement concernées par ce risque [11]. L’empreinte humaine croissante en Antarctique a pour conséquence que le nombre de sites reconnus comme des habitats vierges, où les techniques de recherche de pointe de plus en plus sophistiquées peuvent être utilisées à leur plein potentiel, va continuer à diminuer [4].
Alors que la dispersion locale des micro-organismes est principalement liée à des événements stochastiques de tempêtes de poussière, un nombre plus élevé d’analyses des rétrotrajectoires des vents, couplées avec le séquençage massif des communautés de bactéries des aérosols dans des gammes d’altitude bien plus larges, sont nécessaires pour améliorer notre compréhension de la nature qualitative et quantitative des mécanismes de transport inter- et intracontinentaux [6].
Les risques
Le manque de recherches rend difficile la prédiction des impacts ou la quantification des risques d’introduction de micro-organismes non indigènes. Cependant, il y a trois sujets de préoccupation principaux: 1) l’introduction d’espèces nouvelles et agressives pourrait provoquer des changements dans la structure des communautés microbiennes et une perte de biodiversité significative (bien que la plupart des espèces introduites, originaires de latitudes plus basses, sont probablement peu aptes à fonctionner efficacement dans les conditions climatiques actuelles de l’Antarctique). 2) La rupture de la chaîne microbienne pourrait causer des changements irréversibles des voies métaboliques biogéochimiques avec des conséquences pour les cycles des nutriments et les services écosystémiques [18]. 3) L’introduction de gènes de résistance aux antibiotiques pourrait avoir des conséquences imprévues tandis que des micro-organismes pathogènes introduitspourraient causer des infections chez les animaux sauvages ; on sait cependant peu de choses sur les micro-organismes pathogènes pouvant être introduits par des voies naturelles, comme par des oiseaux voyageurs [7]. Jusqu’à présent, on connait également très peu de choses sur les introductions microbiennes dans les eaux de surface ou les environnements marins, bien que le développement de méthodes pour prévenir les introductions de micro-organismes dans les lacs sous-glaciaires ait reçu une grande attention [par ex. le code de conduite du SCAR pour l’exploration et la recherche dans des environnements aquatiques sous-glaciaires; 19].
Il y a des mesures évidentes d’atténuation des risques possibles, mais elles seraient difficiles à mettre en place. L’impact des activités humaines serait substantiellement réduit par des mesures strictes de biosécurité (comme le port obligatoire de combinaisons environnementales pour les touristes et les chercheurs terrestres antarctiques, par exemple), comme recommandé dans des sites particuliers et circonstances spéciales par le code de conduite du SCAR pour les activités dans les environnements terrestres géothermaux en Antarctique (ATCM XXXIX WP23). En dehors de ces sites très spécifiques, ceci semble peu susceptible d’être acceptable ou faisable. La principale raison sur laquelle repose actuellement le principe de prudence est qu’il n’y a pas de données concernant les proportions de microbiote non indigène introduits respectivement par voies ‘naturelles’ ou suite à des activités humaines, que ce soit en termes qualitatifs (quels organismes?) ou quantitatifs (combien?). S’il s’avérait que les introductions ‘naturelles’ sont de plusieurs ordres de grandeur plus élevés que les apports anthropogéniques, alors la réduction des apports anthropogéniques pourrait ne pas être pertinente.
Comme pour d’autres domaines, il est urgent d’entreprendre des recherches pour obtenir des données sur (i) les mécanismes exacts de l’introduction des micro-organismes non indigènes dans les écosystèmes antarctiques et (ii) l’ampleur quantitative de ces introductions. C’est seulement avec ces données, qu’une évaluation rigoureuse de l’importance de ce problème pourra être déterminée. Le groupe du SCAR récemment formé “Aérobiologie au-dessus de l’Antarctique” a pour but de produire une carte aérobiologique dynamique pan-continentale qui, si elle est complétée par une quantification de la biomasse, devrait permettre de calculer des taux réalistes d’introduction de microbes aériens dans les environnements antarctiques [20].