Clive Howard-Williams (1), Ian Hawes (2), Peter Doran (3), Martin Siegert (4), Antonio Camacho (5), Enn Kaup (6)
Les eaux intérieures sont largement répandues sur tout le continent antarctique et beaucoup d’entre elles présentent des caractéristiques propres aux régions polaires. Nous récapitulons ici la diversité des écosystèmes aquatiques intérieurs et les caractéristiques qui les rendent vulnérables à l’intervention humaine directe ainsi qu’aux changements environnementaux, y compris la variabilité climatique. Les sources principales de l’eau de surface sont la glace et la neige, et dans de rares cas la pluie (sauf en Antarctique maritime), ce qui restreint le flux à la fonte estivale. Des eaux souterraines et des systèmes infraglaciaires ont été identifiés mais demeurent en grande partie inconnus. Le gel saisonnier occasionne une variation considérable de l’habitat physique des écosystèmes proches de la surface. Certaines étendues d’eau subissent déjà les impacts de l’activité des stations et des études de terrain constantes qui peuvent laisser des empreintes et créer des perturbations. Le changement climatique va altérer significativement les écosystèmes aquatiques intérieurs du continent. La gestion des activités humaines directes est assurée par les ZSPA, les ZGSA, et les Codes de conduites du SCAR pour la « recherche scientifique de terrain en Antarctique continentale » et pour l’« exploration et la recherche dans des milieux aquatiques sous-glaciaires », en plus des programmes nationaux.
Caractéristiques physiques générales
Les écosystèmes aquatiques intérieurs d’Antarctique incluent les systèmes d’eau de surface, infraglaciaire et souterraine1,2,3,4, et constituent des centres de production de biodiversité, biogéochimie et biologie. Les sources d’eau liquide du continent sont variables, et elles dépendent de plus en plus de la fonte des glaciers que des chutes de neige (et de pluie) récentes depuis les zones maritimes vers les latitudes supérieures. La durée de la libre circulation de l’eau en été subit une baisse similaire, de plusieurs mois en Antarctique maritime à seulement quelques jours par an à 80o S. Sur la péninsule antarctique, des niveaux de précipitations relativement élevés entraînent des apports des bassins hydrographiques élevés, et les eaux des lacs et bassins sont pour la plupart bien renouvelées et diluées. À des latitudes plus élevées, une aridité croissante a pour conséquence une proportion plus élevée de lacs et bassins endoréiques (bassins hydrographiques sans déversement) à l’intérieur desquels la salinisation (accumulation des sels) est plus fréquente. La salinisation est l’une des caractéristiques des quelques systèmes d’eau souterraine étudiés à ce jour. Les lacs et les bassins des parties plus froides de l’intérieur du continent peuvent être continuellement couverts de plusieurs mètres de glace, situation où la perte par ablation ou fonte basale est compensée par les gels de l’hiver. Il est possible que les lacs et les bassins des latitudes moins élevées reçoivent assez de chaleur pendant l’été pour être fréquemment libres de glace une partie de l’année.
Étant données les différences majeures sur des aspects fondamentaux des eaux intérieures dans différentes parties de l’Antarctique, nous avons identifié cinq systèmes de bassins versants d’eau intérieure qui correspondent dans une grande mesure à l’« Analyse des domaines environnementaux pour le continent antarctique »5 : 1. Maritime ; 2. Oasis continentales ; 3. Déserts polaires ; 4. Écosystèmes supraglaciaires et, 5. Écosystèmes infraglaciaires.
Maritime
Exemples: Île du Roi George, péninsule de Byers, île Alexandre-Ier, île Signy
Il s’agit de la région la plus humide de l’Antarctique, où les températures estivales dépassent souvent zéro degré et où les précipitations sous forme de pluies sont importantes. En associant cela à la fonte des neiges hivernales, les cours d’eau s’écoulent sur des périodes relativement longues. Les bassins versants peuvent être partiellement couverts de tapis microbiens, de mousses et d’hépatiques (ainsi que des herbes sur certains sites au nord) qui fournissent des apports organiques et nutritifs aux étendues d’eau6. Les eaux intérieures sont généralement très diluées et pauvres en nutriments (ultra-oligotrophe), bien que dans les régions côtières, les animaux marins peuvent provoquer un enrichissement nutritif (eutrophication). La salinité est généralement faible et provient principalement des embruns7. Les lacs et les bassins sont habituellement libres de glace en été7. Des eaux de fonte abondantes signifient que la plupart d’entre eux s’écoulent et ont des niveaux relativement stables, mais que certains sont fermés par la glace. Les lacs maritimes sont généralement bien mélangés en été quand ils sont libres de glace et stratifiés sous la surface gelée en hiver. On les appelle lacs holomictiques.
Oasis continentales
Exemples: Collines de Bungern, de Vestfold et de Larsemann, oasis de Schirmacher et de Syowa
Les oasis continentales se trouvent sur les marges continentales dans des paysages relativement récents, souvent formés par le retrait de la calotte glaciaire de l’Holocène et l’élévation de la surface des terres qui en a résulté (soulèvement isostatique). Certains lacs existaient déjà au moins lors du dernier cycle glaciaire-interglaciaire8. Les cours d’eau, qui s’écoulent seulement en été, sont souvent courts, certains ayant un débit important (p.ex. jusqu’à 6 m3s-1 pour la rivière Algae des collines Bunger), et proviennent plus souvent des couches de glaces intérieures que de glaciers. Les bassins sont souvent riches en cyanobactéries et abritent parfois des mousses aquatiques. Les lacs des oasis présentent un mélange des conditions estivales libres de glace et de couche de glaces. La plupart contiennent de l’eau douce, mais l’évaporation et l’évolution d’eau de mer emprisonnée peuvent faire apparaître des systèmes saumâtres à hypersalins. Les lacs y sont souvent stratifiés chimiquement (méromictiques) où l’eau de fonte a pris le dessus sur le reliquat d’eau de mer. Le lac Profond (collines de Vestfold) en est un exemple, avec une salinité élevée et de l’eau de mer concentrée par évaporation qui demeure libre de glace à -15 oC en hiver9. Il existe des lacs d’épibanquise2 soumis aux marées dans cette région et en Antarctique maritime. Les lacs d’épibanquise se forment lorsque l’eau douce s’accumule à la jonction entre les oasis et les barrières de glaces flottantes. L’eau douce vient couvrir l’eau de mer à la base du lac.
Déserts polaires
Exemples: Vallées sèches de McMurdo, île James Ross.
Les déserts polaires se caractérisent par des niveaux de précipitation très faibles et des paysages arides (parfois vieux de plus de 106 années) Les sources d’eau principales sont les glaciers et les champs de glace. La fonte étant dépendante de la température et du rayonnement solaire, les déversements de cours d’eau de fonte sont caractérisés par la variabilité des échelles temporelles diurnes, intraestivales et interannuelles10,11. Certains cours d’eau ont un débit élevé (p.ex. jusqu’à 10 m3 s-1 pour la rivière Onyx, dans la vallée Wright, qui fait 30 km de long). Il existe de nombreux bassins versants endoréiques et les bassins saumâtres et salins sont communs. Généralement, les bassins restent recouverts de glace en été. Seuls quelques exemples amassent assez de chaleur pour se libérer de la glace12,13. Tous les lacs des déserts polaires contiennent des épaisses couches glaciaires permanentes10 (comme les lacs Fryxell et Bonney) et certains sont gelés à leur base avec une potentielle couche de saumure basale14 (comme les lacs Vida et House). Les assèchements et les remplissages historiques en réponse à la variabilité du climat sur le long terme ont laissé la plupart des lacs des déserts polaires chimiquement stratifiés avec des concentrations de sel croissantes vers la base (méromictiques). Le lac Vanda (surface : 7,5 km2, profondeur : 78 m) présente plusieurs couches de saumure et des températures de fond de > 20 °C10 toute l’année. Des études récentes ont repéré des grandes étendues d’eau saline en dessous d’une grande partie de la vallée Taylor4 et dans certaines parties de la vallée15 Wright.
Écosystèmes supraglaciaires
Des exemples se trouvent le long des côtes de l’Antarctique.
En été, l’eau libre forme des cours d’eau et des bassins supraglaciaires qui se développent en zones d’ablation de nombreux glaciers, couches de glace et barrières de glaces continentaux et côtiers. La variabilité du débit est importante et se caractérise par des cycles diurnes de gel/dégel3,16,17. Les bassins et les lacs s’accumulent en dépressions de glaces, souvent sous une fine couche de glace, et les eaux sont diluées et pauvres en nutriments (ultra-oligotrophiques). Il a été suggéré que les accumulations d’eau de fonte pouvaient affecter la stabilité de la barrière de glace16.
Des orifices de cryoconites sont également communs dans les zones d’ablation des glaciers, se formant où des accumulations de sédiments en surface (cryoconite) ont fait fondre de petits « bassins » cylindriques (diamètre en cm2 ou m2, profondeur en cm), souvent colonisés par la vie microbienne18 planctonique et benthique.
Écosystèmes infraglaciaires
Très répandus sous les couches de glace de l’Antarctique orientale et occidentale.
Plus de 400 lacs sous-glaciaires ont été identifiés19. Le lac Vostok est le plus vaste, avec ses 14 000 km2 de surface, et une profondeur moyenne de 410 m (6e plus grand lac du monde en matière de volume) Les lacs sous-glaciaires sont recouverts par 1 à 4 kilomètres de glace et beaucoup d’entre eux sont un lien hydrologique1,19,20. Leur remplissage et leur drainage ont été associés aux mouvements des couches de glace. Certains lacs sont isolés de la surface de la planète depuis des millions d’années, ce qui a des conséquences sur les formes de vie qu’ils peuvent abriter et sur la nécessité de leur préservation1.
Préservation et gestion
La plupart des lacs, bassins et cours d’eaux de l’Antarctique se situent sur des territoires fragiles, sensibles aux perturbations et à la pollution21,22. De plus, la recherche et le tourisme dans plusieurs zones libres de glace ont considérablement augmenté au cours des dernières décennies, occasionnant un danger potentiel plus élevé. Certaines eaux intérieures subissent déjà les conséquences de l’activité des stations et des études à long terme23 sur le terrain qui peuvent laisser des empreintes et créer des perturbations21,22,23.
Le changement climatique aura une influence importante sur les écosystèmes d’eaux intérieures en Antarctique puisque leur existence et leurs propriétés dépendent directement de la fonte de la glace. Des informations sur les activités humaines près des eaux intérieures sont nécessaires pour : la priorisation des sites à préserver ; la restauration et la gestion spéciale ; l’identification des habitats présentant des risques d’invasions biologiques ; l’identification de lieux propices aux activités touristiques durables conformément aux limites environnementales ; et l’étude de la vulnérabilité au changement climatique. La gestion des activités humaines directes sur les systèmes d’eau douce est assurée par quelques ZSPA, trois ZGSA, et les Codes de conduites du SCAR pour la la « recherche scientifique de terrain en Antarctique continentale » et pour l’« exploration et la recherche dans des milieux aquatiques sous-glaciaires », souvent de concert avec des programmes nationaux.
1903
Expédition Discovery de Scott : première exploration de la vallée Taylor et découverte de lacs et de ruisseaux.
1912
Expédition de Shackleton : James Murray décrit la vie dans les bassins de l’île Ross.
1947
Opération High Jump : découverte de lacs et de cours d’eau sur la Terre Victoria grâce à des photographies aériennes
1957-58
Année géophysique internationale. Exploration des vallées sèches de McMurdo, établissement des bases australiennes sur les oasis continentales, établissement du British Antarctic Survey à Signy et de la base argentine sur l’île du Roi George, toutes menant des recherches limnologiques.
1961
Station Novolazarevskaya établie à l’oasis de Schirmacher. Inclue la recherche limnologique
1962
Découverte de propriétés uniques de colonnes d’eau des lacs Vanda et Bonney
1968
La Nouvelle-Zélande établit la station Vanda au lac Vanda, dans la vallée Wright
1967
Initiation de l’observation du flux hydrologique de la vallée sèche de McMurdo
1971
Début des études limnologiques sur l’île Signy
1976
Station Georg Foster établie à l’oasis de Schirmacher – étude des lacs, des bassins et des ruisseaux
1977
Collines Vestfold – initiation de la recherche limnologique sur les lacs
1979
Le projet de forage des vallées sèches intègre le forage de lac
1987
Collines Bunger, collines Larseman – initiation de la recherche limnologique
1988
Initiation du projet sur la Barrière de glace de McMurdo
1992
Début du projet de recherche écologique à long terme (LTER) pour les vallées sèches de McMurdo ; Code de conduite environnemental lancé l’année suivante
1993
Confirmation de l’existence du lac Vostok, amorçant le début des recherches sur les lacs infraglaciaires (l’existence du lac Vostok avait été suggérée en 1964)
1990 – 2010
Controverse politique sur le forage du lac Vostok
2004
ZGSA des vallées sèches promulguée conformément à la RCTA
2007
Péninsule de Byers, île de Livingstone, établie comme point de référence limnologique internationale par l’Espagne
2007 – 2009
Année polaire internationale
2009 – présent
Portail de la biodiversité en Antarctique (biodiversity.aq, AntaBIF)
2012
Année polaire internationale – Études de fin de saison dans la Terre Victoria et la barrière de glace de McMurdo
2011, 2015
Révisions du plan de gestion de la ZGSA Vallées sèches
2016 – 2018
Projet WISSARD et démonstrations de la connectivité hydrologique sous-glaciaire