Kyle Clem1, Rob Massom2, Sharon Stammerjohn3, Phillip Reid4
- Victoria University of Wellington, New Zealand
- Australian Antarctic Division, Australian Antarctic Program Partnership, and Australian Research Council Australian Centre of Excellence in Antarctic Science, Tasmania, Australia
- Institute of Arctic and Alpine Research, University of Colorado Boulder, USA
- Australian Bureau of Meteorology and Australian Antarctic Program Partnership, Tasmania, Australia
Traduction: Dr. Sara Labrousse
La glace de mer de l’Antarctique, qui se présente sous la forme d’une banquise côtière fixe et d’une banquise dérivante plus étendue (voir glace de mer de l’Antarctique n° 1), abrite l’un des écosystèmes les plus vastes et les plus productifs de la planète. Elle est cruciale pour la structure et le fonctionnement des écosystèmes marins de l’Océan Austral, dépendants de sa présence et de son rythme saisonnier.
Les modifications de la couverture et de la saisonnalité, de l’épaisseur (et de la profondeur de la couverture neigeuse) et des propriétés de la glace de mer de l’Antarctique ont des conséquences de grande ampleur et des effets en cascade sur les chaînes alimentaires. Ces effets comprennent :
- des changements dans la phénologie du phytoplancton et des efflorescences d’algues de glace ;
- des modifications de la composition, de la distribution et de l’abondance des espèces, entraînant des déséquilibres trophiques dans le temps et l’espace qui ont une incidence sur la structure et la fonction des écosystèmes ;
- des changements dans la reproduction et la répartition des zones de recherche de nourriture des prédateurs dépendants de la banquise tels que les manchots Adélie ; et
- l’incursion d’espèces marines subantarctiques et/ou invasives de climat plus chaud.
Si l’on se projette dans l’avenir, on prévoit que la couverture de glace de mer diminuera considérablement d’ici la fin du siècle en raison du réchauffement anthropique (voir glace de mer autour de l’Antarctique #3), ce qui entraînera une réduction importante de la production primaire associée à la glace de mer et des espèces qui en dépendent – notamment le krill Antarctique, la calandre antarctique, les manchots Adélie et empereurs, les phoques de Weddell et autres phoques de banquise, ainsi que la baleine de Minke et d’autres espèces de baleines.
Rôles biologiques et écologiques de la glace de mer antarctique
La glace de mer de l’Antarctique est l’un des habitats les plus vastes, les plus variables saisonnièrement et les plus productifs de la planète (Arrigo et Thomas 2004). La glace de mer et sa couverture de neige créent un environnement unique et hautement dynamique à l’interface atmosphère-océan – et sur une zone de l’océan Austral qui varie de ~2-4 millions de km2 en été à ~19-20 millions de km2 en hiver avec un cycle annuel distinct (voir Glace de mer autour de l’Antarctique #1). Bien qu’il soit relativement mince (de quelques centimètres à quelques mètres d’épaisseur), ce substrat de glace de mer constitue un habitat, un abri/refuge, une plateforme de reproduction et une source de nourriture d’une importance cruciale pour une multitude de biotes qui sont hautement adaptés et dépendants de sa présence et de ses rythmes saisonniers (Massom et Stammerjohn 2010). Cela va des microbes, y compris les algues et les bactéries microscopiques, aux poissons, oiseaux marins, y compris les manchots, phoques et baleines, en passant par les herbivores pélagiques tels que le krill (Thomas 2017).
À la base du réseau alimentaire, la glace de mer antarctique est un moteur fondamental de la production primaire de l’océan Austral (Lizotte 2001). La glace de mer constitue un habitat majeur pour les algues de glace et d’autres espèces microbiennes qui prolifèrent à des concentrations élevées à l’intérieur et sur la face inférieure de la glace de mer par rapport à la colonne d’eau sous-jacente (Arrigo 2017 ; Caron et al. 2017). Cela est dû à une combinaison de : 1) disponibilité de suffisamment de nutriments clés tels que le nitrate et le silicate (Meiners et Michel 2017) ; et 2) une exposition accrue à des niveaux de lumière relativement élevés à/près de la surface de l’océan. Des concentrations particulièrement élevées d’algues sont généralement observées sur la partie inferieure perméable et poreuse de la glace de mer, ou « couche squelettique », où l’on trouve un apport constant d’eau de mer riche en nutriments (Arrigo 2017). Ailleurs dans la glace de mer, la reconstitution des nutriments au fil du temps se fait par convection dans des canaux de saumure microscopiques interconnectés qui pénètrent la matrice de glace (Meiners et Michel 2017), par inondation de la surface de la glace de mer lorsqu’une épaisse couche de neige submerge la surface sous la surface de la mer, et par rejet de saumure vers le haut pendant la formation de la glace de mer par le dessous (Wakatsuchi et Ono 1983 ; Fripiat et al. 2017). Les communautés d’algues de l’intérieur de la glace de mer, bien que généralement plus faibles en biomasse que les communautés de la face inférieure, peuvent également contribuer de manière significative à la production primaire de la glace de mer (Meiners et al. 2012).
L’épaisseur et les propriétés (par exemple, la densité et la taille des particules) de la couverture neigeuse déterminent également l’intensité et la composition spectrale de la lumière disponible pour la production primaire à l’intérieur de la glace de mer et juste sous la couverture de glace de mer (Perovich 1990 ; Arndt et al. 2017). Lorsque la glace de mer fond à nouveau chaque printemps-été, la libération d’algues de glace, d’eau douce et de nutriments (y compris le fer, un important micro-nutriment) dans la colonne d’eau supérieure alimente la formation d’intenses efflorescences phytoplanctoniques, tant au large de la lisière de la glace de mer en recul (Smith et Nelson 1986) qu’à l’intérieur des polynies côtières ouvertes (Arrigo et al. 2008). Des efflorescences peuvent également se produire dans la banquise dérivante, mais elles ne sont pas détectées par les capteurs satellitaires de couleur de l’océan (Massom et al. 2006).
Les algues de glace représentent à leur tour une source de nourriture essentielle pour les herbivores pélagiques tels que le krill Antarctique (Euphausia superba ; krill ci-après), en particulier pendant les périodes de l’année où les autres sources d’alimentation sont extrêmement rares, par exemple en hiver (Massom et al. 2006 ; Meyer et al. 2017). L’environnement de la face inférieure de la glace de mer constitue également un refuge important pour les stades juvéniles de krill qui se trouvent souvent dans les cavités de la glace de mer en radeaux (Hamner et al. 1989 ; Frazer 2002). Les populations de krill sont d’une importance cruciale en tant que clé de voûte du réseau alimentaire des hautes latitudes de l’océan Austral (Bluhm et al. 2017). En plus de nourrir le krill, les algues de la glace de mer peuvent couler jusqu’au fond marin lorsque la glace de mer fond, ce qui constitue la principale source de nourriture pour les habitats benthiques côtiers (fond marin) (Clark et al. 2017).
En remontant la chaîne alimentaire, les espèces de mammifères et d’oiseaux marins de l’Antarctique dépendent de la glace de mer pour se nourrir, se reproduire, se reposer, échapper aux prédateurs et muer. Quatre espèces de phoques, c’est-à-dire crabiers Lobodon carcinophaga, léopards Hydrurga leptonyx, Ommatophoca rossii et Weddell Leptonychotes weddellii, sont étroitement liées à la glace de mer (le phoque de Weddell se reproduisant également sur la banquise côtière), tandis que l’éléphant de mer austral (Mirounga leonina) et l’otarie à fourrure de l’Antarctique (Arctocephalus gazella) migrent de façon saisonnière vers la zone de glace de mer de l’Antarctique pour se nourrir (Siniff et al. 2008 ; Bester et al. 2017). La baleine de Minke (Balaenoptera bonaerensis) et la baleine bleue (B. musculus), l’orque (Orcinus orca), la baleine à bosse (Megaptera novaeangliae) et la baleine à bec méridionale (Hyperoodon planifrons) dépendent également de la zone de glace de mer de l’Antarctique pour leur alimentation (Thomisch et al. 2016 ; Bester et al. 2017 ; Andrews-Goff et al. 2018).
Parmi les espèces d’oiseaux de l’Antarctique, quatre sont « ice obligate » (dépendantes de la glace de mer toute l’année), à savoir les manchots Adélie (Pygoscelis adeliae) et Empereur (Aptenodytes forsteri) et les pétrels antarctiques (Thalassoica antarctica) et des neiges (Pagodroma nivea) (Ainley et al. 2017). En outre, à l’exception d’une colonie terrestre dans l’est de l’Antarctique (Wienecke 2012), les manchots empereurs se reproduisent sur la banquise côtière, qui doit rester en place au moins de mai à décembre pour que l’élevage des poussins, l’envol et la mue soient réussis (Massom et al. 2009 ; Fretwell et al. 2012). Dans le même temps, cependant, une banquise trop étendue et persistante peut réduire considérablement le succès de la reproduction (Massom et al. 2009), en raison de la distance accrue par rapport à l’eau libre qui entraîne une diminution des incursions pour nourrir les poussins. Les manchots Adélie et Empereur doivent également rester à proximité ou à l’intérieur de zones couvertes de glace de mer pendant l’été (où les températures de l’air restent fraîches), car ils commencent à subir un stress thermique à des températures supérieures à 2°C (Ainley et al. 2017).
Des concentrations particulièrement élevées d’espèces d’oiseaux et de mammifères marins de l’Antarctique sont observées à la fois : (i) à la lisière de la glace de mer et dans la zone marginale de glace ou ZIM (la partie extérieure hautement dynamique de la zone de glace de mer qui est fortement affectée par le vent et les vagues et qui est caractérisée par une couverture de glace de mer non consolidée constituée de petits morceaux de banquise) ; et (ii) dans les polynies côtières. La ZIM et les polynies soutiennent toutes deux une productivité élevée dans les niveaux trophiques supérieurs (Ainley et al. 1998 ; Karnovsky et al. 2007), tandis que les polynies récurrentes et persistantes (Massom et al. 1998) et les réseaux étendus de chenaux (ouvertures linéaires épisodiques) permettent également aux prédateurs supérieurs de rester loin dans la zone de glace de mer en hiver ainsi que pendant les autres saisons (Massom 1988).
Les défis : Changement et variabilité
Une grande partie de notre compréhension actuelle des impacts du changement et de la variabilité de la glace de mer – qui présente de fortes différences régionales autour de l’Antarctique (voir Glace de mer autour de l’Antarctique #3) – provient de la péninsule ouest de l’Antarctique. Cela est dû en grande partie à la mise en place, dans cette région, d’initiatives de surveillance interdisciplinaires coordonnées telles que le programme Palmer Long-Term Ecological Research (LTER) (Smith et al. 1995 ; pal.lternet.edu). Le déclin de l’étendue et de la durée annuelle de la glace de mer le long de la péninsule antarctique occidentale depuis la fin des années 1970 (Stammerjohn et Maksym 2017 ; voir également la figure 1 dans Glace de mer autour de l’Antarctique #3) a eu des effets majeurs et en cascade sur la structure et la fonction du réseau alimentaire et sur la biodiversité, avec des impacts substantiels sur la production primaire, le krill, les poissons, les oiseaux et les mammifères marins (Ducklow et al. 2013 ; Henley et al. 2019). À la base de la chaîne alimentaire, une réduction significative de la production primaire dans l’environnement de la glace de mer a été observé (McClintock et al. 2008) ainsi qu’un passage à des espèces de phytoplancton plus petites qui constituent une source d’alimentation moins adaptée au krill (Schloss et al. 2012). La réponse du krill au changement régional de la saisonnalité de la glace de mer a été complexe, les populations du secteur nord de la péninsule Antarctique présentant des diminutions significatives (Atkinson et al. 2019), tandis que les populations de krill de la région du milieu au sud-ouest de la péninsule Antarctique n’ont présenté aucun changement directionnel significatif à long terme (Steinberg et al. 2015).
Quetin et Ross (2009) ont montré que plus la formation et l’avancée de la glace de mer annuelle sont tardives, plus la disponibilité de nourriture pour le krill est faible, et plus les taux de croissance et les taux de survie prévus des stades larvaires/juvéniles de krill sont faibles. On a également constaté une diminution de la calandre antarctique dans le régime alimentaire des prédateurs de l’ouest de la péninsule antarctique (Emslie et Patterson 2007), associé avec un déclin apparent de l’abondance des larves le long de l’ouest de la péninsule antarctique (Quetin et Ross 2009 ; Corso et al. 2022). La calandre antarctique, le poisson le plus abondant dans les eaux pélagiques côtières de l’Antarctique et une source de nourriture importante pour les manchots Adélie et empereur, dépend de la glace de mer pour le frai et comme nurserie (Vacchi et al. 2004), et est vulnérable au changement de la glace de mer (Mintenbeck et Torres 2017).
En ce qui concerne les espèces vertébrées supérieures, on a constaté une diminution régionale des phoques de Weddell sur la péninsule antarctique occidentale en raison d’une réduction des zones de banquise estivale pendant la saison de reproduction (Costa et al. 2010). De plus, des déplacements vers le sud de l’aire de répartition des populations d’éléphants de mer du Sud ont été observés (Costa et al. 2010), ainsi que des diminutions de leur aire de répartition au nord (McIntyre et al. 2011). Il a été démontré que la variabilité interannuelle de la concentration de la glace de mer et de sa saisonnalité affecte le comportement de recherche de nourriture des éléphants de mer du Sud (Labrousse et al. 2017), les mâles passant plus de temps à s’alimenter dans les polynies côtières pendant les années de faible concentration de glace de mer et les femelles passant plus de temps à s’alimenter dans la banquise pendant les années d’avancée précoce de la glace de mer et de forte concentration de glace de mer. La compréhension de ces relations phénologiques est cruciale pour déterminer (prédire) comment les prédateurs supérieurs répondront aux changements et/ou à la variabilité climatique future.
Au cours des dernières décennies, la perte régionale de l’habitat de glace de mer et les changements associés dans la disponibilité des proies ont conduit à un déclin des manchots Adélie dépendants de la glace de mer (« ice obligate species ») près de la station Palmer dans l’ouest de la péninsule Antarctique, qui ont été remplacés par des manchots Gentoo (Pygoscelis papua) espèces tolérantes à la glace de mer et adaptées à des conditions plus chaudes (McClintock et al. 2008 ; Ducklow et al. 2013). Contrairement à l’ouest de la péninsule Antarctique (et à l’ouest de la mer de Ross, où les populations ont montré des tendances variables au cours des dernières décennies, par exemple, Lyver et al. (2014)), les populations de manchots Adélie de l’Antarctique oriental ont augmenté depuis les années 1960 et presque doublé depuis les années 1980 (Southwell et al. 2015). Cela illustre la complexité des changements et de la variabilité environnementale et biologique associée autour de l’Antarctique – et souligne la nécessité de mieux comprendre l’association entre la physique de la glace de mer et le biote à plusieurs niveaux trophiques, ainsi que leur dépendance régionale. Le concept de conditions physiques optimales de la glace de mer (« habitat optimal ») pour des espèces vertébrées données, par exemple les manchots Adélie, revêt une importance particulière (Fraser et Trivelpiece 1996 ; Smith et al. 1999), les espèces, les réseaux alimentaires et les écosystèmes présentant des réponses non linéaires aux changements de la glace de mer une fois que certains seuils critiques/points de bascule sont franchis (Gutt et al. 2021).
La nature complexe de la réponse des écosystèmes à la variabilité et au changement de la glace de mer est illustrée par les effets des événements extrêmes (Massom et al. 2006). Au cours du printemps et de l’été austral 2001/2, une anomalie majeure et persistante de la circulation atmosphérique au large de la péninsule antarctique occidentale a entraîné une période prolongée de vents chauds et humides de nord-ouest (une » rivière atmosphérique « ) qui a provoqué un retrait inhabituellement rapide et précoce de la glace de mer et un compactage extrême de la glace de mer par le vent contre la péninsule. Ces conditions ont entraîné simultanément un épaississement et une fonte dynamiques de la glace et des chutes de neige anormalement élevées. La compaction extrême de la glace de mer provoquée par le vent et les conditions chaudes et ondulantes ont entraîné une productivité primaire élevée (Massom et al. 2006) qui a favorisé une abondance de krill supérieure à la normale (Steinberg et al. 2015) et un recrutement de krill statistiquement plus élevé l’année suivante (Saba et al. 2014). Malgré cela, le manque persistant d’eau libre (chenaux) dû au niveau élevé de compaction de la glace, combiné à d’intenses chutes de neige en fin de saison et à la fonte des neiges (provoquant des inondations catastrophiques au niveau des nids de manchots), a entraîné le plus grand échec de reproduction de manchots Adélie en une seule saison dans les 30 ans d’observation près de Palmer Station – un effet qui s’est encore fait sentir 10 ans plus tard (Fraser et al. 2013 ; Fountain et al. 2016).
Le scénario décrit par Massom et al. (2006) montre comment les effets écologiques d’une perte/changement rapide et extrême de la glace de mer peuvent être à la fois positifs et négatifs, ces effets ayant également une dépendance régionale autour de l’Antarctique (Massom et Stammerjohn 2010 ; Fountain et al. 2016). Cela souligne également l’importance des événements extrêmes qui, bien que de courte durée, peuvent avoir des conséquences écologiques durables, c’est-à-dire que les conditions environnementales défavorables de la glace de mer peuvent dépasser des seuils biologiques critiques (Gutt et al. 2021). La compréhension des impacts plus larges des événements atmosphériques et océaniques extrêmes (y compris les vagues de chaleur marines (Montie et al. 2020)) sur la cryosphère et les écosystèmes marins de l’Antarctique est une priorité de recherche dans la science de l’Antarctique et de l’océan Austral (Kennicutt et al. 2015), étant donné que de tels événements devraient devenir plus fréquents dans un climat en réchauffement (Meredith et al. 2019).
Le futur
On s’attend à ce que de nombreux aspects de l’écosystème antarctique au sens large soient affectés négativement par la perte de glace de mer prévue au cours des prochaines décennies (voir glace de mer autour de l’Antarctique #3), par une réduction de l’habitat de reproduction et d’alimentation et une diminution et/ou une délocalisation de la production primaire de l’océan Austral et de la disponibilité des proies associées pour les niveaux trophiques supérieurs (Constable et al. 2014 ; Meredith et al. 2019 ; Rintoul et al. 2018 ; Steiner et al. 2021). Les changements dans les relations phénologiques clés entre la production primaire (algale) et l’étendue et la saisonnalité de la glace de mer (avancée, recul et durée) conduiront probablement à des inadéquations entre les cycles de vie des herbivores associés à la glace de mer et la disponibilité de la nourriture algale de la glace de mer (Bluhm et al. 2017).
En outre, l’habitat du krill Antarctique (une espèce-proie essentielle pour les manchots, les phoques et les baleines) devrait se contracter vers le sud (avec un degré de confiance moyen) dans le cadre des futurs scénarios de changement climatique (Atkinson et al. 2019 ; Meredith et al. 2019 ; Veytia et al. 2020).
En ce qui concerne les prédateurs supérieurs, il a été estimé que l’abondance et la distribution des phoques crabiers et des phoques de Weddell seront négativement affectées par les réductions futures de l’étendue et de la durée/persistance de la glace de mer ainsi que par les changements de types de glace de mer – étant donné les impacts sur la disponibilité des proies (notamment le krill) et des habitats de repos et de reproduction appropriés (Siniff et al. 2008 ; Bester et al. 2017). Les manchots Adélie et empereur ainsi que les pétrels antarctiques et des neiges sont également vulnérables à la perte future de glace de mer (Ainley et al. 2017). Toute perte de banquise a un impact particulier sur le phoque de Weddell, étant donné sa dépendance à la banquise comme site de mise bas (LaRue et al. 2019).
Pour le manchot empereur, la perte de banquise côtière pourrait entraîner son extinction d’ici la fin du siècle, étant donné qu’il en dépend fortement comme plateforme pour incuber son œuf et élever son poussin (Fretwell et al. 2012). La formation tardive de la banquise côtière, l’absence de formation et/ou une débâcle saisonnière anormalement précoce dans des lieux de reproduction spécifiques réduisent considérablement les chances de réussite de la reproduction et de l’envol des poussins (Jouventin 1975 ; Massom et al. 2009). Pour une augmentation de la température mondiale de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels, les colonies de manchots empereurs au nord de 70°S, soit ∼50% des colonies (40% de la population reproductrice), devraient diminuer ou disparaître (Ainley et al. 2010). Dans le cadre de scénarios à fortes émissions de 3 à 4°C de réchauffement, 80 % des colonies d’empereurs devraient devenir quasi-éteintes (des individus sont encore en vie mais l’extinction est inévitable) d’ici 2100 (Jenouvrier et al. 2020). En conséquence, Trathan et al. (2020) soutiennent que les manchots empereurs devraient être considérés pour une reclassification par la liste rouge de l’UICN comme vulnérables ou même en danger.
Dans le cas d’un réchauffement supplémentaire et d’une perte de glace de mer, les poissons commercialement exploitables, tels que le merlan bleu austral, pourraient étendre leur aire de distribution à l’Antarctique (Agnew et al. 2003). Dans le même temps, la perte de glace de mer prévue pour les prochaines décennies entraînerait également une diminution de l’abondance de la calandre antarctique et du krill, deux proies essentielles pour les manchots et d’autres prédateurs (Corso et al. 2022 ; Atkinson et al. 2019). La perte de la glace de mer entraînerait également une prévalence accrue des eaux libres et une possible expansion future de la pêche au krill (Bester et al. 2017). En effet, la réduction de la couverture de glace de mer en hiver a déjà entraîné un déplacement vers le sud de la pêche au krill dans l’Atlantique Sud (Kawaguchi et Nicol, 2020).
À ce jour et comme indiqué ci-dessus, une grande partie de notre compréhension des effets écologiques du changement de la glace de mer provient de la péninsule occidentale de l’Antarctique où une perte rapide de la glace de mer s’est produite au cours des quatre dernières décennies (voir glace de mer autour de l’Antarctique #3). Les effets d’autres changements de l’étendue et de la durée de la glace de mer dans d’autres secteurs de l’Antarctique, par exemple l’augmentation de l’étendue de la glace de mer dans l’ouest de la mer de Ross, sont moins bien compris – tout comme les effets plus larges des événements extrêmes (voir ci-dessus). Cela souligne l’importance d’établir des programmes de surveillance physique-biologique-biogéochimique conjoints à long terme coordonnés, tels que le programme Palmer LTER (Smith et al. 1995 ; pal.lternet.edu) dans d’autres régions de la zone de glace de mer circumpolaire. Cela permettrait une importante comparaison régionale de la réponse des écosystèmes marins aux changements et/ou à la variabilité de la glace de mer, et une meilleure compréhension des dépendances régionales.
Il est également essentiel de disposer d’une prédiction plus solide, basée sur des modèles, des réponses probables des écosystèmes de l’océan Austral aux changements et/ou à la variabilité futurs de l’environnement de la glace de mer antarctique :
- Meilleure compréhension (et réduction de l’incertitude) des relations écologiques entre la glace de mer, la production primaire et les espèces clés (par exemple, Reiss et al. 2017 ; Décennie des Nations unies pour l’océan Austral), ainsi que des conditions « optimales » de la glace de mer pour des espèces données et de la manière dont elles varient dans l’espace et dans le temps (Massom et Stammerjohn 2010 ; Gutt et al. 2021) ;
- Comprendre comment les espèces et les écosystèmes marins de l’Antarctique sont affectés par de multiples facteurs de stress physiques (notamment la modification de la glace de mer, le réchauffement de l’océan, les vagues de chaleur et les précipitations extrêmes, l’acidification des océans (McMinn 2017) et le rafraîchissement de la couche supérieure de l’océan qui affecte la stratification), et comment ces facteurs de stress interagissent et quels sont leurs effets combinés (Gutt et al. 2021) ;
- Comprendre les effets de l’évolution de la calotte glaciaire sur la banquise côtière de l’Antarctique, par exemple l’augmentation de l’apport d’eau douce de fonte dans la partie supérieure de l’océan et son incidence sur l’état de la glace de mer (Bintanja et al. 2013) ; l’augmentation de la production d’icebergs et ses effets sur la banquise côtière et les polynies (Massom et Stammerjohn 2010) ; et la disponibilité accrue de micronutriments clés tels que le fer dissous pour une croissance accrue du phytoplancton (production primaire) dans les polynies côtières (Dinniman et al. 2020)
- Réduire les grandes incertitudes des prévisions des modèles climatiques actuels concernant les changements régionaux et saisonniers de la glace de mer de l’Antarctique au cours des prochaines décennies et en réponse à un réchauffement du climat (Meredith et al. 2019) (voir Glace de mer autour de l’Antarctique #1 et #3).
La glace de mer de l’Antarctique joue un rôle crucial dans la structuration et la fonction des écosystèmes de l’océan Austral. L’évolution des conditions de la glace de mer entraîne déjà des changements observables dans la répartition et le comportement de plusieurs espèces dépendantes et tolérantes de la glace de mer, avec des effets en cascade sur les écosystèmes marins de l’Antarctique. La perte future de l’habitat de glace de mer et l’augmentation de l’occurrence des événements atmosphériques et océaniques extrêmes devraient avoir des effets de grande ampleur sur ces écosystèmes. Pour déterminer la nature probable de ces effets, il faut toutefois améliorer considérablement les connaissances sur les relations entre la physique de la glace de mer et le biote (y compris la production primaire) et sur la façon dont les espèces et les écosystèmes marins de l’Antarctique sont affectés par de multiples facteurs de stress physiques dans le système de la glace de mer.